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Repenser le modèle économique Nathalie Coutinet
lundi 23 novembre
Nathalie COUTINET Maître de conférences Université de Paris-Nord Intervention à la conférence-anniversaire du Ciriec-France "Mutations du monde, enjeux et défis" 26 octobre 2020 au CESE Je souhaiterais débuter cette intervention par un article de la Tribune[1] sur lequel je suis tombée en préparant ma communication. Je n'ai pu résister à vous en lire quelques lignes : « Ceux qui contestent les principes de la théorie économique « orthodoxe » contestent en réalité le modèle actuel d'organisation de nos sociétés et notamment l'économie de marché. La crise économique d'aujourd'hui, bien que déclenchée par une crise épidémique grave sans lien avec le marché, leur sert de prétexte pour accuser et remettre en cause l'organisation de la société actuelle et présenter leur vision comme l'urgence du moment afin de renverser le système ». « Son apparence (celle de la pensée hétérodoxe) est une construction qui peut être très sophistiquée en termes de vocabulaire mais sa réalité est une variante de contrôle et de planification au niveau global et d'entreprises autogérées ou coopératives au niveau microéconomique ». Et ils poursuivent : « Peu attiré par ces vieilles lunes à fort potentiel de création de pauvreté et de destruction de l'environnement, le Président a préféré travailler avec les experts les plus reconnus de l'économie de marché. C'est pourquoi il n'y a, sans surprise, pas d'économistes marxistes ou d'économistes alternatifs dans ce conseil, l'heure étant à l'urgence, au bon sens et au réalisme ». Cet extrait montre à quel point une grande partie des économistes orthodoxes se montrent incapables de penser la crise et ses origines. On peut même dire de penser les crises tant les crises économiques et financières qu'écologiques. Penser que la crise sanitaire n'a aucun lien avec le modèle économique actuel paraît hallucinant face aux nombreux travaux montrant que celle-ci pouvait être considérée comme un signal d'alerte invitant à repenser notre modèle. Si on prend comme exemple l'histoire économique depuis la crise de 1974 on s'aperçoit que les crises financières sont devenues fréquentes et de plus en plus sévères, que les inégalités au sein des nations se sont aggravées et les économies de vieille industrialisation n'ont pas retrouvé un régime de croissance socio-économique stable. Ces évolutions n'ont que peu affecté la solidité de l'orthodoxie néolibérale parmi les économistes. Et cela en dépit d'évènements majeurs qui auraient dû fissurer ce large consensus, mais qui ne reste contesté que par quelques économistes peu écoutés des gouvernements et dans les médias. Ceux-ci sont qualifiés d'hétérodoxes pour mieux montrer leur marginalité. Quelques sont ces événements ?
Et cela n'empêche pas certains économistes de faire la chasse à l'hétérodoxie accusée de nier les avancées de la science économique (Cahuc & Zylberberg, 2016[7]). Contrairement aux propos ces économistes, la crise sanitaire et économique doit inviter à repenser notre modèle et ce qui, pour les orthodoxes, en faisant l'efficacité : mondialisation et éclatement des chaines de valeur, production à flux tendu, division plus poussée du travail, digitalisation comme nouveau graal d'organisation du travail et surtout le marché comme seule et meilleure instance de coordination. La crise actuelle rend également caduque les discours antérieurs comme celui de Macron il y a deux ans lorsqu'il s'adressait à une soignante du Centre hospitalier universitaire de Rouen. Il justifiait l'austérité budgétaire appliquée au secteur hospitalier en déclarant qu'il n'y a « pas d'argent magique ». « Si la dette frôle les 100 % du PIB, ce sont nos enfants qui vont payer » déclarait-il devant les caméras. Mais confronté aujourd'hui à une crise économique et sanitaire sans précédent, il explique désormais que tous les moyens seront mis en œuvre pour juguler le Covid-19. C'est l'avènement du « quoi qu'il en coûte », et peu importe si la dette publique dépasse les 120 % à la fin de l'année 2020[8]. Il serait intéressant également de s'intéresser aux dérapages budgétaires de ces dernières années. Ceux-ci sont-ils le résultat d'une augmentation des dépenses sociales ou d'une diminution des prélèvements en particulier sur les entreprises ? Le taux d'imposition sur les sociétés est passé de plus de 40% au début des années 1980 à moins de 30% en 2005 et passera à 25% en 2022 (Loi de finance 2019). De la même façon et sur la même période, le taux d'imposition des 1% des revenus les plus élevés est passé d'environ 40% à 32% (Guerini et al., 2018)[9]. D'un autre côté, le surcroit de dépenses consécutif à la crise financière de 2008 est principalement lié aux mesures de baisse d'impôts pour venir en aides aux entreprises (CICE, CIR) qu'aux aides sociales ou aux minima sociaux. Les mutations nécessaires pour faire naitre un modèle économique plus écologique et plus égalitaire ne peuvent émerger de la pensée économique orthodoxe. Celles-ci ne pourront apparaître que grâce à de nouveaux concepts et de nouveaux acteurs portant des valeurs sociales et écologiques. En effet, l'efficacité du modèle économique post crise devra reposer sur : les circuits courts, la traçabilité, la sécurité des approvisionnements, l'autonomie productive, la planification et la coordination stratégique par la puissance publique, la socialisation par le travail, la sécurisation par le salariat etc… et surtout, la transition écologique. La crise sanitaire a aussi montré, quoi qu'en pense les auteurs de l'article de la Tribune, que le coronavirus a lien avec le modèle économique actuel. Tous les scientifiques s'accordent sur le rôle de la destruction des habitats naturels des animaux dans la propagation à l'homme de virus animaux, les zoonoses. Je terminerai part les espoirs qu'offrent les réflexions développées par les tenants du Green New Deal, ou « nouveau contrat social ». Il correspond à un ensemble de mesures portées aujourd'hui par l'aile gauche du parti démocrate aux États-Unis ainsi que par des élus de gauche au Parlement européen. Il repose sur deux axes forts : des programmes d'investissements publics pour organiser la transition écologique et un renforcement massif de la protection sociale. Les mesures envisagées dans ces propositions sont inspirées par la théorie moderne de la monnaie et le post-keynésianisme : c'est ce qui en fait plus qu'un plan de relance par le biais d'investissements publics dans les infrastructures de la transition écologique. Il s'agit de la mise en œuvre d'une planification de l'activité au service de l'intérêt général – la transition écologique par exemple – en imposant ainsi de fait une redéfinition des moyens de production et des modes de consommation. Cette théorie propose aussi une garantie de l'emploi (job guarantee). Cette mesure fait de l'État ou des collectivités locales des employeurs en dernier ressort. Ce programme propose d'offrir des emplois à temps plein à toute personne en mesure et disposée à travailler en échange d'une rémunération. Le salaire est fixé en fonction des conditions de vie locales, et la gestion du programme doit être fortement décentralisée pour être en prise avec la réalité locale. [1]Guyot Marc et Vranceanu Radu, Professeurs à l'ESSEC Extrait de la Tribune du 6 juin 2020. [2] Fama Eugène (1965) The Journal of Business, Vol. 38, No. 1. pp. 34-105. [3] Minsky, H. P. (1986). Stabilizing an Unstable Economy, Yale University Press. [4] Les modèles « à la Nordhaus » ou modèle « DICE » (pour Dynamic Integrated model of Climate and the Economy) sont des modèles de croissance d'inspiration néoclassique dont la principale innovation est d'intégrer une fonction de « dommage » qui calcule les effets du réchauffement climatique sur la croissance économique et permet d'effectuer une analyse « coût-bénéfice » des politiques de réduction des émissions de carbone. Voir par exemple : Nordhaus, W.D., (1993): Optimal greenhouse-gas reductions and tax policy in the 'Dice' model. American Economic Review, 83 (2), 313-317 et Nordhaus, W. D. (2018). Climate Change: The Ultimate Challenge for Economics, Prize Lecture, disponible à : https://www.nobelprize.org/prizes/economic-sciences/2018/nordhaus/lecture. [5] Voir par exemple : Keen, S. (2019). The Cost of Climate Change, Evonomics, disponible à : https://evonomics.com/steve-keen-nordhaus-climate-change-economics. Keen, S. (2020). The appallingly bad neoclassical economics of climate change, Globalizations, DOI: 10.1080/14747731.2020.1807856 [6] Voir par exemple : Rodrik, D. (2011). The globalization paradox: Democracy and the future of the world economy, New York: W.W. Norton. Rodrik, D. (2017). Straight talk on trade: Ideas for a Sane world economy, Princeton, NJ: Princeton University Press et Rodrik, D. (2018). Populism and the Economics of Globalization, Journal of International Business Policy, 1, 12-33. [7] Cahuc, P. et Zylberberg, A. (2016), Négationnisme économique, Flammarion ed. [8] Une analyse identique pourrait être faite à propos de la déclaration des aides sociales coûtent un « pognon de dingue » sans résoudre la pauvreté. [9] Guerini, M. Guillou, S., Nesta, L., Ragot, X., Salies, E., (2018) Impôts sur les sociétés : un état des lieux et effets différenciés de la réforme, Policy Brief, n°38, octobre, OFCE.
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